Arrêtons de maigrir : que se cache-t-il derrière l’obsession de la minceur ?

Très clairement, aucune femme ne s’inflige des sacrifices draconiens « juste » pour entrer dans l’une de ces micro-robes imaginées pour des nymphettes aux mensurations improbables. On maigrit pour restaurer l’estime de soi et pour se plaire, on maigrit pour aimer et être aimé. Pour dénouer l’angoisse en soi aussi, ou pour la dire.

Comme si effacer les kilos permettait d’exsuder le trop-plein de vie intérieure. De faire le vide sur ses émotions en allégeant le corps, de dompter ses peurs en élaguant ses courbes. On maigrit parce que l’on veut de l’espoir.

« Les femmes qui souhaitent maigrir toujours plus font une projection sur leur future minceur, elles pensent que leur vie, dans tous les domaines – relations sociales, professionnelles, affectives – sera meilleure lorsqu’elles seront minces, qu’elles réussiront mieux dans leur travail, qu’elles seront plus dignes d’être aimées, etc.

Car la minceur, et donc la maîtrise du poids, est devenue la mesure étalon de la capacité de chacun à dominer et à réussir sa vie », déplore le psychiatre Gérard Apfeldorfer1.

Maigrir pour donner la meilleure image de soi

Au final, cela pousse certaines à niveler toujours plus bas, et en toute lucidité, leur objectif minceur. Si l’on tente un « tu as un peu trop maigri », elles s’en félicitent. À « je te préférais avant » en regard d’un visage qui s’est émacié et de formes qui se sont effacées, « Tout vaut mieux qu’être grosse », rétorque Myriam, qui s’est délestée de onze kilos au lieu des sept initialement prévus.

« Cela les désole d’avoir perdu leurs seins ou leurs fesses, mais toutes préfèrent être minces, avoir une jolie silhouette, quitte à en payer ce prix », confirme le chirurgien plasticien Sydney Ohana2.

Il faut dire aujourd’hui, le corps valide la personnalité. Plus que l’habit et la mode, c’est la silhouette qui fait le moine. « Désormais, on est dans « l’extimité »: on projette l’intime à l’extérieur de soi.

Avoir un poids idéal remplace la parure idéale qui rendrait la femme idéale », décode le psychiatre et nutritionniste Bernard Waysfeld3. « La tyrannie de l’apparence s’exerce d’autant plus que l’on a libéré les corps, complète le sociologue Jean-François Amadieu4.

Autrefois, les tenues disaient tout ce qu’il y avait à savoir. Aujourd’hui, nous existons par nous-mêmes. Nous sommes dévoilés et jaugés là où nous pouvions avant nous abriter derrière un statut social bien établi. Le culte du corps traduit cette dérive. »

Maigrir pour reprendre le pouvoir sur sa vie

Mais pourquoi certaines d’entre nous poussent-elles toujours plus bas le curseur ? « Maigrir procure une jouissance psychique, celle de maîtriser sa vie. Cette prise de pouvoir est si jubilatoire pour certaines femmes que cela participe à la frénésie de régime, jamais satisfaite, qui les conduit à continuer alors qu’elles sont déjà minces.

Elles sont d’autant plus grisées que le manque de confiance en soi est grand et que les échecs auront été nombreux antérieurement. Car la perte de poids est proportionnelle à ces derniers, comme s’il s’agissait d’une revanche où elles vont enfin prouver ce qu’elles valent », explique le nutritionniste comportementaliste Jean-Philippe Zermati.

À quoi s’ajoute un processus similaire à celui des addictions: « Maigrir est une jouissance du manque qui s’apparente à une jouissance du désir. Les femmes qui maigrissent beaucoup ont faim, mais elles sentent leur corps vibrer davantage. Elles sont dans une espèce d’extase où le désir est plus intense, y compris de vivre et sexuel, que lorsqu’elles sont saturées de nourriture. Le désir croît avec ce manque. Par ailleurs, c’est aussi une manière de montrer leur autonomie, leur côté vivant et sauvage, alors que l’on vit dans une société de consommation », traduit Bernard Waysfeld.

À ce stade du régime, la pente est d’autant plus glissante que, dans les premiers temps, la physiologie ajoute son grain de sel à la psychologie: maigrir génère un état euphorique lié à la dégradation des graisses.

Cela entraîne, en effet, la libération massive de cétone dans l’organisme, laquelle a chimiquement un pouvoir psychostimulant. À l’inverse, manger libère des endorphines – des morphines naturellement produites par l’organisme –, dont l’effet est apaisant.

Enfin, des représentations, conscientes ou inconscientes, dont on souhaite parfois se départir, se mêlent aussi du désir d’être mince. « Souvent, la graisse représente une identification impossible à une mère à laquelle les femmes ne veulent pas ressembler. Une mère qui n’était pas désirable à leurs yeux, parce qu’elle ne séduisait pas le père. Une mère qu’elles n’ont pas pu accepter, parce qu’elle n’était ni présente, ni structurante, ni aimante« , explique le docteur Waysfeld. Le danger, après s’être serrée la ceinture au-delà du tolérable pour l’organisme ? Se retrouver avec un équilibre psychologique en vrille.

Maigrir à tout prix : le revers de médaille

Les femmes qui veulent maigrir toujours plus ont une démarche d’anorexiques, même si elles mangent, ce n’est qu’une affaire de proportion.

Le problème ? Certains messages scientifiques les y encouragent, car aujourd’hui être mince est la caution d’une bonne santé, avertit le docteur Apfeldorfer. Intérieurement, elles sont perpétuellement en lutte avec elles-mêmes, sous surveillance. À la longue, cela fragilise émotionnellement, détruit l’estime de soi et incite à chercher un réconfort dans la nourriture. »

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Et nombreuses sont celles qui basculent de la restriction à la compulsion: « Inévitablement, on craque, lorsque l’euphorie retombe, une fois passée la phase première d’amaigrissement. Alors reviennent la frustration, la notion d’effort, la faim, et être au régime devient un combat contre son propre organisme, explique Jean-Philippe Zermati.

La compulsion ne disparaît pas d’elle-même, il y a un gros travail psy à faire, avec le risque de reprendre plus de kilos qu’avant. »

Et puis il y a celles qui virent à l’obsession ciblée, que l’on appelle en psychiatrie la dysmorphophobie: elles focalisent sur une partie du corps qui refuse de maigrir, qu’elles jugent disgracieuse. On se voit différemment de ce que l’on est et l’on s’escrime sur la zone qui fait de la résistance.

C’est le cas des anorexiques qui se voient plantureuses quand elles sont squelettiques, mais aussi des femmes qui font la chasse effrénée à d’improbables bourrelets – car bien sûr, qu’il y a différents degrés de gravité.

D’autres, enfin, s’enferrent dans une double obsession: maigrir et n’avaler que de l’ultra-pur. Pendant des heures, l’orthorexique inspecte les étiquettes, vérifie la chaîne du froid, confronte les indices glycémiques, colle d’emblée sur liste noire les nitrates et les organismes génétiquement modifiés, traque les graisses, les pesticides, etc.

Elle rumine ses menus longtemps à l’avance, fait des kilomètres pour trouver l’ingrédient nutritionnellement parfait, et s’impose des règles si drastiques qu’elle ne peut manger que seule. L’attitude est proche des troubles obsessionnels compulsifs, et parfois, cela signe une dépression. Pour s’en sortir, il faudra d’abord se défaire de l’image fantasmée de soi, en passant par un travail personnel.

Sous forme de thérapie comportementale pour tordre le cou aux pensées erronées (« Pour mériter un homme, je dois être mince ») ou de thérapie d’inspiration analytique, afin de retrouver, par exemple, l’origine inconsciente d’une angoisse.

Apprendre la bienveillance envers soi-même

Dans tous les cas, on réapprend à manger selon ses sensations (envie, faim, satiété) et non selon le verdict de la balance. « Beaucoup de femmes qui s’obstinent à maigrir toujours plus affichent leur minceur pour séduire l’autre, mais souvent la relation leur fait peur. Elles sont coincées entre un désir de maîtrise et de perfection qui les conduit à une incapacité à se laisser aller à des sentiments, vécus comme dangereux, car susceptibles de les submerger et de les détruire, et le désir d’être aimée. Ce dilemme crée une grande souffrance », constate le docteur Apfeldorfer.

Ultime étape: se témoigner de la bienveillance pour s’apaiser. « Souvent, les femmes qui ne cessent de se faire des reproches en ont d’abord subi de la part de leur mère, et poursuivent l’attitude maternelle vis-à-vis d’elles-mêmes », explique Bernard Waysfeld. Le conseil serait de leur dire: « Arrête, soit une bonne maman pour toi, essaie de t’aimer et on t’aimera. »

Le cas des mannequins

Pourquoi les tops sont-elles si maigres? Une mannequin pèse en moyenne 23 % moins qu’une femme lambda. En 1986, selon le Réseau Education-Médias, l’écart n’était que de 8 %. 

Pour faire carrière, les tops doivent entrer dans les petits 36 des couturiers. Le vêtement se fait sculpture: c’est le corps qui doit se mettre au service de l’esthétisme créatif. Si elles s’exécutent sans ciller, c’est aussi parce qu’elles doivent braver la concurrence des bébés tops d’Europe de l’Est, prêtes à tout pour percer.

En réaction, une marque de cosmétiques a construit sa pub sur l’éloge des rondeurs. En photo, des femmes non mannequins qui affichent leurs formes et leur âge parfois canonique. Si la campagne a beaucoup fait parler d’elle, a-t-elle vraiment entraîné les ventes espérées?

Car si les consommatrices applaudissent la démarche, elles ne souhaitent pas toujours s’identifier à ces images, miroirs de leurs imperfections, et elles boudent le produit si la fille n’est pas sublime. Toute l’ambivalence est là. Cependant, cela n’excuse en rien les photographes et les agences qui résument l’image de la féminité à un top anorexique de 17 ans.

À Marie Claire, nous devons nous battre contre ces travers, et il n’est pas rare qu’en désespoir de cause nous grossissions une fille à la palette graphique. C’était bien la peine pour elle de s’affamer à coups de régimes.

Et pourtant… On ne décide pas de son poids

Tout est fixé d’avance au cœur de notre ADN. Au prix de sacrifices inouïs, on arrive à descendre sous ce poids déterminé par l’hérédité, mais les femmes qui ont un poids d’équilibre génétiquement élevé ne pourront pas rester minces durablement, le physiologique l’emportant toujours sur le poids rêvé.

En fait, on ne peut espérer maigrir que dans un seul cas: quand on a grossi en dépassant son poids génétique. Avec un bémol toutefois: cela dépend de la manière dont on a grossi.

Deux possibilités: soit les cellules graisseuses ont, elles aussi, grossi et gonflé tel un ballon de baudruche (excès de table ponctuels, moins de sport), mais leur nombre n’a pas changé; dans ce cas, la prise de poids est réversible. En revanche, lorsque les adipocytes se sont multipliés en nombre (et non en volume), c’est irréversible.

Une fois créées, les cellules graisseuses ne disparaissent plus, et tenter de retrouver le poids initial revient à se battre contre une nouvelle physiologie. En réalité, le corps a rectifié à la hausse le poids d’équilibre génétique. Cela se produit lorsque l’on a augmenté de façon très prolongée ses apports alimentaires, lors de certaines maladies et troubles hormonaux.

Course à la minceur : elles témoignent

Aude, 35 ans, employée de bureau 

Elle a maigri jusqu’à peser 48 kg pour 1,64 m et en paie aujourd’hui les conséquences.

« Toute ma vie, j’ai été au régime – gamine, déjà. Il y a six ans, j’ai décidé d’appliquer celui qui allait marcher pour de bon afin de me permettre d’entrer dans ma robe de mariée. Je me suis privée de tout, mais j’étais contente d’avoir perdu treize kilos (à 48 kg pour 1,64 m).

Lors du dîner, j’ai eu du mal à en profiter tant je culpabilisais. C’était mon mariage quand même, alors j’ai fini par me lâcher. Après, je me suis reprise en main, j’ai eu faim, mais j’ai reperdu les quatre kilos pris et je me suis maintenue à ce poids pendant quelques mois. Jusqu’au jour où j’ai eu un problème au travail et j’ai craqué.

C’était comme des vannes qui s’ouvraient. J’ai acheté un panini et des pâtisseries que j’ai mangés dans ma voiture, sans attendre de rentrer à la maison. Puisque j’avais fait un gros écart, j’ai décidé d’en profiter aussi le soir. Le lendemain, j’ai pleuré toute la journée. J’avais de plus en plus souvent des envies irrépressibles, auxquelles je succombais.

Ce que j’avalais ne me faisait même pas plaisir. J’avalais, c’est tout. Souvent dans ma voiture, comme la première fois. Certains jours, l’idée de manger m’obsédait, je me faisais tout un film sur le moment où j’allais choisir ce qui me plaisait dans la charcuterie ou la boulangerie. Chaque fois, je cessais de manger les jours suivants pour me recadrer. J’ai vraiment basculé dans l’horreur quand mes reprises en main n’ont plus fonctionné.

Il y a deux ans, le médecin que je suis allée consulter m’a dit que j’avais imposé quatre ans de violence à mon corps et que je ne pourrais probablement plus reperdre. J’ai entrepris une thérapie pour mes compulsions, car il m’est arrivé de jeter la moitié d’un cake à la poubelle pour être sûre de ne pas l’avaler. Mais je ne pensais plus qu’à ça et, deux heures plus tard, soit j’allais le rechercher au milieu des ordures, soit je sortais en acheter un autre, car je ne pouvais même pas attendre qu’un nouveau cuise. Comme une droguée, il me fallait ma dose. C’est humiliant, mais j’en suis arrivée là. J’ai été très heureuse dans ma peau de mince, j’ai de beaux souvenirs, mais je me suis détruit le cerveau. »

Armelle, 44 ans, consultante en stratégie d’entreprise

« À la fac, nos copains parlaient de ma sœur avec gourmandise, elle avait beaucoup de succès. C’est vrai qu’elle ressemblait à un bonbon, c’était une petite blonde toute en rondeurs, toujours de bonne humeur, très coquette, on aurait dit une poupée russe.

D’ailleurs, elle sortait avec de très beaux garçons, qui nous faisaient toutes rêver. Après un choc affectif, elle a décidé de maigrir, et elle n’y est pas allée de main morte: seize kilos en moins! Elle a vu un médecin, elle est aussi partie en cure. Ça lui a pris plus d’un an avant d’être comme elle est aujourd’hui.

Jamais je n’aurais soupçonné que son poids lui posait un problème, elle ne l’avait jamais dit. Sa silhouette faisait partie de son personnage. Elle cuisinait merveilleusement, elle avait suivi des stages d’œnologie, c’était toujours un plaisir de dîner chez elle et de l’avoir à table, c’était la bonne vivante, le gourmet, elle était drôle, belle et intelligente en plus! Elle cuisine toujours pour ses amis, mais, souvent, elle mange différemment de nous à table ou alors elle picore.

Physiquement, c’est sûr, elle a une ligne superbe. Mais elle a perdu toute sa séduction. Etre mince ne lui va pas, elle paraît triste. Quand on l’a connue avant, elle fait personne malade. Elle a perdu ses fossettes, ça lui donne un air sévère et fatigué, même quand elle ne l’est pas. Elle s’est abîmée, je trouve qu’elle a vieilli. Elle, elle est ravie, elle entre dans du 36 pour la première fois de sa vie. »

 
1. coauteur, avec Jean-Philippe Zermati, de «Dictature des régimes attention!» (éd. Odile Jacob).
2. auteur d’«Histoire de la chirurgie esthétique de l’Antiquité à nos jours» (éd. Flammarion).
3. auteur de «Le Poids et le Moi» (éd. Armand Colin).
4. auteur du «Poids des apparences: beauté, amour et gloire» (éd. Odile Jacob).

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